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Humour : un discours électoral plus vrai que les vrais

par | 5 avril 2022 | Poli­tique, Société

Mon­tage CsB d’après des car­i­ca­tures d’Émile Duran­deau pour le J2R. (DR)

“Exfil­tré” d’un livre daté de 1878 trou­vé aux Puces, voici le dis­cours que décla­mait sur scène son auteur, un humoriste-car­i­ca­tur­iste de l’époque, Émile Duran­deau (1830–1889). Écrit après le coup d’état de 1852 (Le Prince-prési­dent s’était auto­proclamé l’empereur Napoléon III, que Vic­tor Hugo appelait Napoléon Le Petit), ce dis­cours seule­ment ironique (cen­sure oblige…) rap­pelle un peu (beau­coup) ce que l’on entend de nos jours (langue de bois con­tem­po­raine). A la dis­tance tem­porelle de plus d’un siè­cle et demi, la poli­tique sem­ble ne pas avoir pris une ride… Décryptage… (CsB)

HAGENOU CANDIDAT

Il pré­pare un verre d’eau et y ajoute un morceau de sucre.

Citoyens,
Élevé dès mon enfance dans le labeur auquel je n’ai jamais man­qué, je me présente à vos suf­frages. Je ne suis pas un homme… poli­tique… non !… il y en a assez sans moi, et qui ne valent pas cher ! Je m’en rap­porte à vous ! J’en appelle à ma France ! à ma France adorée qui m’a don­né le jour !
Ce que je veux ! c’est le bon­heur uni­versel ! la vraie joie enfin ! Et cela, aus­si bien pour les femmes que pour les hommes ! Ce que je réclame avant tout, c’est le tra­vail… Enten­dons-nous : le tra­vail… sans s’ex­ter­min­er…, le… tra­vail… dans l’aisance !
Et puis !… Et puis, la pro­preté !… Car par la pro­preté on arrive à tout ! Oui à tout ! La pro­preté, faites‑y atten­tion, c’est la reine du savoir-vivre ! C’est elle qui a déter­miné les class­es ouvrières dont je me fais gloire et orgueil d’ap­partenir ! Hum !!!…

Verre d’eau, deux morceaux de sucre.

Sans pro­preté… peu­ple français, tout est fini !… fini… sans espoir ! Du savon enfin ! Il en faut ! Il en faut beau­coup !… Voulez-vous des exem­ples ? Je vais vous les don­ner sans esprit de par­ti. Je vous le répète, je ne suis pas un homme poli­tique ! Seule­ment je vois tout, j’ob­serve ! j’ai du flair, et… je sens tout… mal­heureuse­ment ! Tenez, puisque vous voulez des exemples :
Louis-Philippe était-il pro­pre ? Oui, il l’é­tait ! Le général Cavaignac, qui lui a suc­cédé, était-il pro­pre ? Oui, il l’é­tait ! Le prince Louis, était-il pro­pre ? Il l’é­tait ! Quand il a voulu chang­er de posi­tion et qu’il s’est proclamé empereur, il pou­vait, n’est-ce pas, chang­er aus­si ses habi­tudes et faire ce qu’il voulait ? Eh bien ! était-il pro­pre ? Oui, cer­taine­ment ! Tous les grands hommes enfin le sont, même le schah de Perse, le roi d’A­rau­canie, la reine Pomaré, leurs enfants ; tous ces grands génies le sont et ils pou­vaient s’en dis­penser, mais ils se lavent, cha­cun à leur manière, mais ils se lavent ! et ferme !
Aus­si vous voyez où ils en sont arrivés !…

Verre d’eau, trois morceaux de sucre.

Main­tenant. Allez dans vos faubourgs ! Vos enfants sont-ils pro­pres ? Non, n’est-ce pas ? Vos femmes sont-elles pro­pres ? Sapristi non ! Vous-mêmes, êtes-vous pro­pres ? Non ! non ! vous ne l’êtes pas ! Aus­si, vous voyez où vous en êtes !… Vous en êtes à subir les humil­i­a­tions les plus sub­ver­sives et les plus osten­si­ble­ment incom­men­su­rables (un verre d’eau), et cela se comprend.
Relevez-vous, chers citoyens ! Relevez-vous droits et fer­mes ! Citoyens, comptez sur moi, je compte sur vous ! Don­nez-moi vos suf­frages, je suis digne de les accom­plir ! Je ne suis pas né sur les march­es d’un trône, non, mais, sans l’être, j’ai approché les grands de la terre ! J’ai tra­vail­lé d’abord chez M. Caïl et com­pag­nie où j’ai lais­sé des mar­ques d’es­time. Puis, chez M. Boulen­grain, huissier, qui main­tenant fait sem­blant de ne pas me recon­naître, parce qu’il est arrivé ! quel malheur !
Enfin, j’ai tra­vail­lé chez MM. Batra­cien, oncle et neveu, dans leur usine de crin végé­tal lumineux, à Gonesse, ville célèbre par la nais­sance de Philippe-Auguste, qui était dans son temps d’une famille honorable.
Et puis, et puis, j’ai tra­vail­lé dans bien d’autres endroits où j’ai, je puis le dire, été appré­cié à ma juste valeur. Ce n’est pas que je restais longtemps dans les maisons, non, ce n’est pas mon sys­tème, j’aime mieux laiss­er des regrets. Et puis, je voulais tout con­naître. Un moment j’ai voulu être mag­is­trat mais ça m’au­rait demandé un peu de temps. Du reste, ce n’est pas un état assez remuant.
Citoyens, voilà l’homme que je suis ! Voulez-vous que je me mon­tre tout nu devant vous ? Ça y est ! Par­lons de mon passé ! Oui, par­lons-en ! Vous allez voir : un dossier rose, des enfan­til­lages mais faites‑y atten­tion, tout à mon hon­neur, un mot de plus, à ma gloire ! 1° Gifles à un garde munic­i­pal, bar­rière de la Chopinette, le 20 févri­er 1848, cela, du reste, n’a aucune impor­tance. C’é­tait sous Louis-Philippe, alors quinze jours de prison ! Con­damné par M. Daubray, prési­dent. (Celui-là je ne vous dis que ça. ) 2° Bris d’un réver­bère (en 48), tou­jours sous Louis-Philippe (branche cadette). Six mois, M. Paulin Ménier, prési­dent. (Un rouge celui-là ! ). 3° Gifles à une femme qui me pro­po­sait des choses à faire frémir. Trois ans, M. Lasouche, prési­dent ! 4° M’être trompé de poche dans la foule (on était telle­ment ser­ré qu’on ne savait plus ce qu’on fai­sait), au feu d’ar­ti­fice du 24 juil­let 1847. Quinze mois, M. Lyon­net Frère prési­dent (avec pitié). Un porte-mon­naie dégoû­tant con­tenant 11 Fr. 20, et notez que j’avais plus que ça sur moi. Enfin 5° Ser­vices ren­dus à M. Genou­flex­i­er à pro­pos de son élec­tion dans le Loiret, un homme sur qui tout le monde comp­tait, même moi ! Cela m’a fait réfléchir ! Alors, six mois (avec orgueil). C’est tout ! c’est tout, citoyens ! J’ai beau chercher c’est ma foi tout. Me voilà, donc, chers conci­toyens, hon­nêtes tra­vailleurs. Me voilà fort de ma droi­ture, de ma… solid­ité et de ma… de mon intégrité !
Main­tenant que ceux qui ne veu­lent pas de moi lèvent la main ! Qu’ils me don­nent leur nom et leur adresse !… avec moi, ça ne traine pas ! J’ai pour moi, vous avez dû vous en apercevoir, mod­este­ment, de l’in­struc­tion, du savoir-vivre et, par-dessus tout, l’amour du beau ! Même du pass­able et cela poussé à un point exces­sif. Sans rien con­naître à fond, je puis raison­ner de tout et sur… n’im­porte quel sujet. (J’en excepte la botanique et l’astronomie).
Si j’ob­tiens vos suf­frages, je reste député tant qu’on voudra. Et cela, mal­gré que je n’aie pas un sou. Je ne tiens pas aux émol­u­ments de représen­tant. Non ! Je… les prendrai parce que tout le monde sait bien que les hommes ne peu­vent pas vivre de l’air du temps… Seule­ment, citoyens, j’en ferai un bon usage, je ne vous dis que ça !…
Chers conci­toyens ! allez‑y de con­fi­ance. Vive la Nation ! Vivent les dames !
Je signe avec dés­in­vol­ture et patriotisme,

HAGENOU, CANDIDAT,
IOO, rue Tirechape.
Avant de se retir­er, il vide le sucrier dans sa poche.

‎Les his­toires naturelles et mil­i­taires d’Émile Duran­deau sont des textes, qui à l’origine étaient joués sur scène par l’auteur. Ils n’étaient pas des­tinés à être pub­liés ; Émile Duran­deau les tran­scriv­it et ils furent pub­liés en 1878, accom­pa­g­nés de « dessins naïfs, spir­ituels et rapi­des [fix­ant] sur le papi­er sa verve et sa mim­ique d’improvisateur ».

Com­men­taire de Théodore de Banville, dans sa pré­face essen­tielle­ment con­sacrée à la « charge » : « por­trait, réc­it, dessin, etc. con­tenant des exagéra­tions, le plus sou­vent comiques…). Ce petit livre illus­tré comme un recueil de car­i­ca­tures » est un ouvrage car­ac­téris­tique d’une époque pleine d’esprit qui nous parait bien lointaine… ‎

 

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